Quand la pandémie à commencé, vers février 2020, jamais je n’aurais cru que le monde « moderne » dans lequel nous vivons serait confronté une situation de cette envergure. À chaque personne qui m’aurait demandé avant si statistiquement une pandémie était possible, j’aurais mis mes mains à couper que non. J’aurais surement aussi volontiers mis mes pieds à couper. Un peu d’humilité m’aurait permis de rester entière.
J’avais fait des stat pendant les études, et un peu de biologie, tout ce bazar me paraissait impossible. Quand il y a eu la première vague, mon cerveau a beaucoup souffert donc. Je n’arrivais pas à supporter ce qui se passait. Je m’endormais tous les soirs terrorisée et pleine de somnifères et d’anxiolytiques, je me réveillais tous les matins en me demandant si c’était vraiment vrai. Je ne dormais plus que quelques heures par nuit. J’étais comme maniaque. Je remuais ciel et terre (mon réseau en fait, beaucoup plus grand que ce que j’imaginais) pour trouver des masques à donner aux soignants, pour fabriquer et donner du gel. À l’inverse, je vivais bien le confinement, convaincue que nous irions forcément vers une stratégie dite aujourd’hui « zéro covid » qui me semblait la seule issue évidente et raisonnable. Je pensais qu’on serait confinés jusqu’à l’automne 2020, et qu’après, tout redeviendrait comme avant. On aurait vécu un sale truc, mais on l’aurait vaincu proprement.
C’est là que pour expulser partie de la souffrance de mon cerveau, les longues nuits d’insomnie, j’ai inventé le personnage de Ministre du Confinement et du Tri. Tout le monde avait peur de dire « tri » à l’époque ; les journalistes questionnaient, les Directeurs d’établissement disaient que jamais ô grand jamais on ne trierait, les réanimateurs disaient qu’on avait toujours trié de toute façon mais que c’était pas vraiment du tri. Je pensais bien sûr aux patients non covid qu’on annulait (moi incluse) mais je me disais que c’était tellement temporaire que la casse serait peut-être limitée à un truc environ acceptable puisqu’inattendu. Alors j’ai joué avec ce fameux tri, j’ai écrit plusieurs billets de blog« en tant que Ministre ». J’ai inventé une classification de tous les français. Ça me faisait me rendre compte que c’était totalement absurde et que jamais en France ni heureusement ailleurs dans le monde on en arriverait là. Je trouvais le DG de l’OMS incroyable (je le trouve toujours) et j’avais confiance en sa gestion. J’étais profondément choquée de tout ça (je remercie bien bas mes neuroleptiques) mais j’étais optimiste (encore merci mes neuroleptiques). Je trouvais que le monde entier, solidaire, affrontait, prenait ses responsabilités, même si certains dirigeants se démarquaient tristement, mais qu’heureusement les gouvernants locaux parvenaient à les contrebalancer.
Et puis il y a eu Monsieur Déconfinement en France. Trop rapide, mal préparé, toujours pas de masques, pas humilité, pas de dialogue avec les pays qui avaient déjà eu à gérer un SRAS (Taïwan par exemple). Il y a eu un remaniement ministériel pour oublier vite tout ça, les changements de la loi Travail (?!), s’occuper vite de reprendre la réforme des retraites et du chômage, plus personne qui ne parlait du covid, la crise était passée on avait eu 30 000 morts c’était dommage mais c’était imprévisible, fallait que chacun écrive son bouquin sur la gestion de la crise qui sortirait à la rentrée de septembre, aller de l’avant c’était ça l’histoire de l’humanité après tout. Il y a eu les fameux égos « il n’y aura pas de 2ème vague » émanant tant de la bouche de « grands scientifiques » que de ma tantine stylée ou de mes amis bien élevés. J’ai voulu voir personne. J’étais dégoûtée. Des gens bien comme ceux de Stop-Postillons m’ont aidée à tenir. Ça, c’est pour la partie France.
Mais y a eu tout pareil dans plein d’endroits du monde. Avant la maladie, je voyageais beaucoup, je m’étais fait plein d’amis. Je leur ai écrit davantage. C’était dur d’avoir des nouvelles du Brésil, des États-Unis, de l’Inde. Ça me faisait du bien de parler à mon amie Taïwanaise. Elle me rassurait, elle me disait que c’était normal cette période d’« erreurs », qu’une fois qu’on aurait tous bien morflé comme Taïwan à l’époque du SRAS, on finirait par s’adapter. Parce que c’est long de changer des comportements et surtout des certitudes.
Il y a eu la 2ème vague. J’ai ressenti un truc méga bizarre. Je me suis sentie profondément bien, rassurée. Je me suis dit que tous ceux qui n’avaient rien compris, ou qui se prenaient pour Dieu avec leurs prévisions optimistes et assurées (vous vous souvenez, l’époque des « rassuristes » ? ), tous ceux-là on ne les entendrait plus, et enfin on deviendrait humble face à ce satané petit virus qu’on connaît si mal, et on s’adapterait donc beaucoup mieux, et alors on ne ferait presque plus d’erreurs.
Mais l’être humain est coriace. Il y a eu ce plateau qui s’est jamais calmé, dont on s’est contenté, et ensuite, forcément, une 3ème vague. Cette fois, je ne peux pas dire que je ça m’a fait du bien. Je vois des gens qui avaient bien tenu moralement jusqu’à maintenant, craquer maintenant. J’ai mal pour eux. Je vois tous ces soignants épuisés. J’entends mes amis brésiliens me dire que même ceux qui avaient eu les moyens de prendre leur précautions toute leur vie avec des assurances privés leur permettant d’être soignés dans le privé, savent qu’ils ne pourront pas être soignés. Au Brésil, pire que les brancards entassés dans des couloirs, on voit des photos de patients mourant au sol, les soignants assis par terre.
On entend qu’en France la 3ème vague sera pire que la première. Je repense à Rémi Salomon, qui était venu exceptionnellement sur le plateau de Quotidien dire qu’il ne voulait pas, pendant la 2ème vague, avoir à choisir entre prendre un charge un patient covid ou un accidenté de la route. Je me souviens de combien il avait été si injustement moqué quand il avait suggéré que papi et mamie mangent la bûche de Noël séparément du reste de la famille. Je lis les responsables de crise de l’Assistance Publique écrire désespérés dans le Journal du Dimanche du 28 mars 2021. Le mot « tri », est maintenant prononcé avec grande peine mais en toute normalité. On va devoir trier, c’est comme ça, c’est la pandémie c’est la guerre, c’est le jeu ma pauvre Lucette.
Le jeu que j’avais inventé il y a un an, cette grande classification des français pour ce tri que je ne croyais jamais possible, du moins pas en France, grande naïve que j’étais, est devenue la banale réalité.
Soupir.