Bon. Ça va faire 12 ans que je suis malade. Les premiers symptômes vraiment bruyants en septembre 2008, et un premier diagnostic assez vite, en 2009, qui avait permis d’avoir accès à des gros médicaments, des « bazookas » comme disait le Docteur, tout fier déjà à l’époque d’utiliser le champ lexical de la guerre. J’avais 22 ans. J’ai eu de la chance, 22 ans c’est ni trop jeune (enfance tranquille) ni trop vieille (cerveau qui mémorise). Donc, jusqu’à aujourd’hui, je n’avais jamais fait de classeur médical digne de ce nom. Presque tout dans la tête. Quelques antisèches sur l’appli Notes du smartphone (mes 12 AG, mes 12 fractures spontanées), des pochettes par-ci par-là, entamées un jour, abandonnées toujours.
Un fois en 2016, un Docteur sympa m’avait dit : « je suppose qu’avec tous vos problèmes, vous devez avoir un gros classeur avec tous les documents médicaux bien rangés. » C’était le genre de Doc ultra bienveillant. Le très jeune qui n’a pas encore eu le temps de voir éventuellement son melon pousser et ses certitudes s’enraciner. Pas le genre à dire « Oh là là Madame un classeur médical mais vous êtes une psychopathe une patiente MGEN une névrosée ».
Eh oui, parce que ça arrive que plein de gens – tout simplement organisés – aient des classeurs médicaux. Après tout, normal. On a environ tous un classeur banque, électricité, internet, scolarité, diplômes, urssaf etc. On a même un carnet de santé pour les vaccinations de son furet de compagnie. Alors pourquoi pas un classeur médical ? Y compris comprenant des vieilles ordonnances de paracétamol ou des biologies normales de y a 10 ans ? Oui parce que pour plein de gens, le Paracétamol c’est aussi important que le Glivec, parce que ce n’est pas leur compétence de différencier des molécules. Pareil pour les biologies. Plein de gens ne savent pas si elles sont normales, si même vieilles elles peuvent être utiles plus tard. Bref, ces « gens à classeur » sont stylés et ne méritent pas, me semble-t-il, moqueries et/ou blâmes.
Maintenant je reviens plus particulièrement sur les énormes triples classeurs médicaux des gros patients, dits « poly-pourris » n’est-ce pas, avec beaucoup de problèmes ; les problèmes étant souvent traités indépendamment par des médecins de spécialités hermétiques les unes des autres. Eh bien je vous assure que ce genre de gros classeurs, ils font mal. Ils font mal à organiser. Ils font mal à trimbaler. Ils font mal à montrer à quelqu’un.
En effet, qui aime être malade ? Personne.
Aujourd’hui, j’ai acheté des intercalaires pour commencer mon vrai classeur médical, digne de ce nom, délester ma mémoire, peut-être alléger ma charge mentale. Comme une fleur, j’ai acheté 12 intercalaires, ce serait 1 intercalaire par spécialité médicale, parce qu’avec ma maladie systémique poly-pourrie, l’interniste veut que je continue de me balader chez tous ses Chers Confrères spécialistes. J’ai pensé au magasin, avec un fort dédain : « 12 intercalaires pour mon classeur ?! mais c’est beaucoup trop ! ».
Et puis chez moi j’ai commencé à trier, lentement, le gros bordel en vrac qui s’était environ accumulé dans un gros tiroir depuis 12 ans. Après quelques minutes de ce rangement tant redouté, je m’aperçois que les 12 intercalaires ne suffisent pas…Il va falloir un second classeur, et davantage d’intercalaires…En 12 ans, je n’avais jamais capté que je voyais plus de 12 spécialistes. Gros coup dur. Voilà peut-être en partie pourquoi je ne voulais pas faire ce foutu classeur médical.
Derrière chaque classeur, si mince soit-il, si gros soit-il, il faut toujours percevoir : une souffrance. Et forcément à un moment, de l’inquiétude, sur le passé, sur l’avenir. Accueillons ces classeurs médicaux sans jugement, sans commentaires. Contentons-nous tous, soignants et soignés, d’en faire bon usage : pour le soin.