Mauvaise pioche.

Bon. Par une belle après-midi d’été, j’entrepris d’aller au supermarché. Le supermarché, La Poste, la pharmacie, ce sont autant de lieux où l’on peut se trouver à faire de longues queues. De longues queues qui font mal partout. Alors je choisis par des calculs méticuleux les périodes les plus propices pour tomber uniquement sur des petites queues. Je ne sors pas à l’heure de pointe. Je vis à contre-courant.

Ce jour-là, pas de chance. La maladie m’avait clouée au lit jusqu’à l’heure du tout-venant. Alors j’étais sortie, en serrant bien fort les dents. Je ferai les longues queues. Point.

Dans la longue queue, c’est premier arrivé, premier servi ; chacun sa place par ordre chronologique. Personne n’aime ceux qui passent devant tout le monde. Avec « carte » ou « sans carte ». Quelle « carte » en fait ? Il se trouve que j’ai « la fameuse carte de priorité ». Mais je n’ai jamais su l’utiliser. Une fois à l’aéroport je l’ai montrée et on m’a dit « non Madame » et j’ai fait la queue assise par terre (oui oui). Une autre fois je n’ai pas montré la carte mais j’ai demandé poliment et on m’a aidée. Donc, comment on utilise la carte, en fait ?

J’ai appris aujourd’hui.

Longue queue au supermarché donc. Type dix personnes. Des jeunes, des vieux, des beaux, des moches, des grands, des petits, des airs gentils, des airs méchants. J’ai ma place dans la queue comme les autres. En quelques secondes la douleur monte. Je piétine, je trépigne, je me penche, je m’étire. Je dois passer pour une jeune femme fringante pimpante impatiente.

Pendant ces longues secondes, minutes, un Monsieur s’installe à mes côtés dans la queue. Il m’a choisie, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que je suis belle comme une jeune, gentille comme une femme ? Parce que je sens la fleur d’oranger ? Il pue. Je m’en fous. Les mauvaises odeurs ne me dérangent pas, je suis chimiste ; j’ai l’habitude, voire, j’aime ça. Néanmoins je reste concentrée, je maintiens ma place, j’ai mal. Le Monsieur qui pue reste à côté de moi un temps. Un peu long.

Le Monsieur finit par me parler ; c’est plus sympa. Eh oui, même si j’ai mal, je reste sympa. En fait, il ne me parle pas vraiment, il me plante sous le nez sa « fameuse carte de priorité » pour handicapé. Et il me demande : « Vous êtes d’accord ? »

Là c’est le comble. Je suis jalouse du Monsieur qui pue. Ben oui. Il est en train de gagner.

Il me demande si je suis d’accord, d’accord pour quoi en fait ? Pour qu’il soit malade ? Non. Pour que la maladie existe ? Non. Pour que je sois malade ? Non. Pour qu’il ait une carte plus récente que la mienne ? Non. Pour qu’il pue ? Non. Pour que la MDPH lui accorde davantage de droits à lui qu’à moi parce qu’il pue ? Non. Pour qu’il me passe devant ? Non.

Je suis sympa quand même. Je laisse le Monsieur passer devant, évidemment. Je lui dis que moi aussi j’ai une carte. On compare nos cartes comme deux couillons. Il est à peine gêné de voir ma carte et ne se dégonfle pas. Il me fait l’inventaire de ses problèmes de santé. Je m’en fous. Je ne suis pas son médecin. C’est humiliant pour lui, pour moi. Je l’écoute quand même. Je suis sympa quand même.

Il repart devant, fringant et impatient pas pimpant. Il me dit quand même au revoir. Je me demande à quoi sert toute cette mascarade des cartes. J’ai l’impression d’avoir perdu bêtement à un pierre-feuille-ciseaux.

Je me demande où est passée l’empathie pour l’autre.

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