La maîtrise de soi, de ses émotions, et plus généralement la maîtrise de son corps, c’est très à la mode. Moi le maître de mon corps, je l’ai décidé, c’est le Docteur K. Sans vouloir faire dans le larmoyant, c’est grâce à lui que je vis pas trop mal, grâce à lui que je peux écrire ici par exemple. Il gère mon corps comme un magicien. Pourtant les médecins aiment bien dire « je n’ai pas de baguette magique » (ou « je n’ai pas de boule de cristal », vous avez forcément déjà entendu une de ces deux phrases !). Ben lui si. Il manie les molécules comme un virtuose, il est couillu quand il le faut, prudent quand il le peut. Ça fait 5 ans qu’on est ensemble.
J’ai mis du temps à le trouver ; il y en a eu d’autres avant lui. Je suis une femme d’expérience. Trouver le bon médecin c’est comme trouver la personne avec qui on va se marier et/ou faire des enfants, selon les règles normatives de nos sociétés occidentales. D’ailleurs on devrait peut-être inventer un Tinder des médecins. Attention je vais breveter l’idée !
Je ne sais pas par où commencer pour vous décrire à quel point le Docteur K c’est juste le meilleur de tous. Par exemple son dévouement. Je pourrais aller sur synonymo.fr et vous coller une tartine de tous les synonymes de « dévouement », et autres nombreux adjectifs laudatifs. Comme dirait un biologiste, un schéma vaut mieux qu’un long discours, donc pour nous là, le schéma ce sera un exemple. Schématiquement, le Docteur K a un numéro de portable qu’on peut appeler quand on veut si ça va pas. Il dit toujours : « tu m’appelles si ça va pas ». Moi je voudrais aussi l’appeler « quand ça va », mais bon c’est spécial la relation médecin-patient. Un jour où il ne travaillait pas, j’ai appelé ce fameux petit Nokia 3310 d’urgence, il a déboulé de chez lui à sa clinique pour me diagnostiquer en moins de deux des colites néphrétiques dues à deux calculs rénaux. Un virtuose je vous dis ; il est tombé juste direct, grâce à sa performance et à celle de son pote radiologue. Cette fois ça a été. On a retiré tout ça avant que ça s’infecte. Mais si un jour je devais mourir d’une « erreur médicale », je voudrais que ce soit lui qui la commette. Parce que c’est le seul pour qui j’ai vraiment plein d’amour. Je me suis même mise à calculer à mon espérance de vie en fonction de la sienne. Il sait une tonne de trucs. Il sait aussi qu’il y a une tonne de trucs qu’il ne sait pas. Cet esprit socratien, pour moi c’est la base en médecine ; le corps est un tel gros sublime bordel, que devant lui l’humilité s’impose. D’ailleurs, au passage, une petite remarque sur la juxtaposition « erreur médicale ». On emploie souvent ce truc et je crois que les médecins en ont un peu peur, normal, mais pour moi c’est un oxymore. Une erreur mathématique, ok. Parce que les mathématiques c’est précis et rigoureux donc soit c’est juste, soit c’est faux. Mais la médecine, comme c’est ce « gros sublime bordel », ça ne peut pas être juste ou faux. Exception faite du chirurgien qui vous ampute de la mauvaise jambe bien sûr. Mais bon voila, à part ce genre de chose, il faut bien intégrer qu’il n’y a pas d' »erreur médicale ».
Du coup je ne sais pas si je vous décris l’expérience de la colite néphrétique. En fait non. Je vous conseille plutôt de lire dans le noir, d’une seule traite, dans un endroit bien lugubre, très chaud ou très froid, humide, si possible avec quelques odeurs nauséabondes virevoltantes, le bon Thérèse Raquin de Zola. Ressentez tout. Voilà, c’est ça la colite néphrétique.
Donc quand ça va pas, j’écris au Docteur K. Et toujours, il me répond. Il est là en vacances en Italie, posey en train de chiller en bord de mer avec ses ados, de se prendre en selfie avec des oliviers 3 fois sa taille, ça ne capte pas, il devrait se dire « enfin je décroche du boulot ». Mais à l’inverse il décroche encore le téléphone d’urgence et il vous explique, à distance, votre hospitalisation, les décisions médicales qui se mettent en place à 2000 kilomètres de là, donne son avis, et enfin, surtout, rassure. Bon mais du coup on en est où tous les deux ? Je le sollicite quand ça va pas, il me soigne, et il me donne de l’affection, vraiment beaucoup, j’aime ça, et bon sang, pour finir, je le paye.
Il est ma pute.
C’est super bizarre. Qu’on soit bien d’accord je ne mets vraiment aucun jugement dans ce mot « pute ». Mais ça me gêne un peu quand même. De payer pour son affection. Je rêve de lui dire : « Docteur K, appelez-moi quand ça va pas, et à mon tour je vous sortirai du pétrin. » Ce serait trop classe. Il ne serait plus ma pute. Il serait le maître, je serais son disciple.
PS : Pour aller plus loin que le mot « pute », il y a par exemple le concept de transfert chez Freud, probablement transférable à d’autres spécialités que la psychiatrie donc… : « dans chaque traitement analytique, s’instaure, sans aucune intervention du médecin, une relation affective intense du patient à la personne de l’analyste, relation qui ne peut s’expliquer par aucune des circonstances réelles. Elle est de nature positive ou négative, va de l’état amoureux passionnel, pleinement sensuel, jusqu’à l’expression extrême de la révolte, de l’exaspération et de la haine. Cette relation, qu’on appelle, pour faire bref, transfert, prend bientôt la place chez le patient du désir de guérir et devient, tant qu’elle est tendre et modérée, le support de l’influence médicale et le ressort véritable du travail analytique commun. » extrait de Selbstdarstellung.
PPS : Freud aurait peut-être interprété ma dernière phrase : « En se rêvant Platon, le disciple de Socrate, la patiente confirme son désir de transmission du savoir de Socrate, donc de rapport sexuel avec son praticien (cf. les relations entre philosophes dans la Grèce Antique, par exemple avec Luc Brisson), donc la pute se tient. » Ouf. Merci Freud.